Rideau tiré

Rideau tiré depuis longtemps. Rouge viré au noir il s’est fondu avec la nuit puis les jours successifs y ont peint leurs trompe-l’œil, intermèdes qui débordent comme des ballons obèses. Explosions et bris de verre, longueurs ou brio, ni le bruitage ni le métier des clowns intermittents ne feront prendre pour argent comptant le kitsch réel de la représentation désormais en cours mais on oublie le double-fond, on n’ouvre plus le tiroir secret du meuble. La scène dans l’ombre ou aveuglée devenue obsolète, les acteurs qui s’y retranchent l’assimilent aux coulisses et s’assoient sur la malle ou y posent leur costume. Incarcérés vivants ou remisés au rang des rêves, les souvenirs condamnés se cantonnent dans leur réserve, tournent en rond comme des animaux en cage ou se tiennent immobiles, tels des jouets mécaniques dont la clé est perdue. En réalité, on fait mine de ne plus savoir. Le labyrinthe enluminé du présent préambule sert de serrure au débarras, fantaisie à l’utilité ambiguë : étoffe-t-elle le vide ou étouffe-t-elle l’horreur ? Le sésame vient à point : tire la chevillette, la bobinette cherra.
Ce n’est pas la première image, la première impression, mais c’est encore le début du film, d’un des deux ou trois fils depuis le temps tressés, conducteurs dont les couleurs marquées se croisent sans se mêler. Rouge il est, rouge comme les briques de la maison basse dont il s’agit, dont on sait encore où elle était, dans la rue principale, pas loin de l’école, celle "des garçons" s’entend, pas loin de la première maison habitée. Si la mémoire retrouve aussi sa disposition parallèle au trottoir et le muret surmonté d’une grille qui en fermait la cour minuscule, plutôt allée courant le long de la façade, le reste n’est qu’une histoire dont on n’a jamais vu la pièce à conviction, et si la mère n’était pas morte on lui aurait demandé de faire un effort pour authentifier les faits. Dans l’impossible, on a brodé autour des bribes, mis en valeur ce détail essentiel, élevé pour pour un post d’après la bataille un monument plus ou moins jetable, dressé une stèle numérique et sans date – jusqu’à quel point de circonstance ?
Un soir ou un matin, un midi plutôt, émoi dans le village. Grand-mère Une Telle n’ayant pas ouvert sa porte ni répondu au visiteur banal, facteur ou autre, celui-ci a regardé par une fenêtre et l’a vue allongée sur son carrelage, la tête couverte d’un foulard rouge. Le voisinage probablement ameuté, quelqu’un trouvant ou ayant la clé ou la porte ayant été forcée, on découvrit alors que la vieille femme était morte, qu’elle n’avait pas de foulard rouge mais que son cadavre (pas grand) était bel et bien en train de se faire dévorer, et que son chef avait en premier lieu attiré le chien ou les rats - plutôt eux : pas d’aboiements rapportés.
Un animal des animaux. Histoire des années cinquante. Ah si Radar ou Détective en avait eu vent, quelle allure, quelle couverture ils lui auraient donnée ! Mais de pouvoir la réentendre malgré des réticences à chaque fois exprimées nous a longtemps suffi. Dis, maman, raconte-nous encore !
S’il faut faire aujourd’hui sa fête à la bête, un épilogue vient la confondre, quelque peu plaqué là. Dans ce coin où finissaient ou commençaient les Flandres, en ce temps où les watergangs existaient encore, dans cette plaine dont ils relayaient ou redoublaient les haies, un fossé pas assez large pour en être un suivait la route qui nous menait chez une de nos grands-mères, la maternelle. Les roseaux serrés cachaient l’eau pratiquement partout, sauf à un endroit donné, précisément à proximité d’une petite maison blanche autrefois habitée par une autre aïeule, arrière-grand-mère d’autres histoires et disparue avant notre naissance. Là, ledit fossé s’élargissait en mare à la surface composite, où le ciel inversé, comme il a déjà été dit ailleurs, disputait l’ombre du fond vaseux au vert acide des nuages de lentilles, et non pas comme en ces autres endroits appelés flots, où ces petits cours d’eau avaient leur berge adoucie en pente pour permettre aux vaches ou autres bestiaux d’y descendre boire. Non, cette mare-là avait les bords abrupts des puits et le danger qu’elle représentait était sans doute à l’origine de ce qu’on en disait à nous les enfants. Un, on aurait dans le passé essayé de la vider ou de la sonder sans succès : on n’en aurait pas trouvé le fond. Deux, elle aurait été l’antre curieusement aquatique (bonjour Lovecraft!) d’une créature monstrueuse supposée sortir dans le brouillard ou l’obscurité. Son nom : Grand-mère Grises-pattes.
Après le long prologue, cet appendice dénature l’histoire crue, comme le fait la moralité du conte de Perrault. Qui plus est, on a commencé par écrire et fini par parler. Plutôt que de se laisser ainsi aller dans les ornières des chemins battus, on ferait mieux de se taire ou de relire pour le plaisir un morceau de l’archive : cannibalisme, bestialité, inceste et pédophilie n’y affichent pas leur nom mais ne s’y dissimulent pas non plus.
Le loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit, sous la couverture :
"Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi."
Le Petit Chaperon Rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa mère-grand était faite en son déshabillé.
Il ou elle. Passé présent. Tours de passe-passe.
Rideau.
Jean-Noël Potte, 1999-2006

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