Moi je dis bonjour

Moi je dis bonjour. Moi je n’ai aucun problème, avec les élèves. Moi tu sais pas ce que j’ai trouvé. Moi je moi je. Moi je sais pas. Jamais su.
Dans le train moi je choisis quand je peux une des places des banquettes vis-à-vis. Casanier claustrophobe, est-ce d’être né à la campagne, besoin d’espace et d’ouverture qui ailleurs me rapprochera des portes et des fenêtres. Quitte ici à courir le risque que quelqu’un d’autre s’assoie là aussi : désir et crainte toujours mêlés. Plaisir parfois de ne pas se sentir repoussant. Hasards du voyage local. Étudiante chinoise ayant commencé à parler je ne sais plus comment. Jeune fille s’assurant qu’elle arrive bien à la gare voulue. Jeune homme d’aujourd’hui me demandant poliment si la place est libre, puis journaux gratuits et écouteurs aux oreilles, aussi actif que moi, chacun à sa façon. Mormon me demandant en anglais si je suis belge. Je reconstruis un peu, pour la forme.
Ce matin donc, moi assis là côté fenêtre et le train redémarrant de Saint-Omer ou Hazebrouck, un passager corpulent, qui doit avoir dans les trente ou quarante ans, s’assoit en face côté couloir. Il me dit bonjour et je lui fais sans doute une réponse inaudible, inutilement accompagnée d’un sourire non moins imperceptible, puis me replonge dans mon quant-à-moi pour ensuite relever la tête. Alors que je considère le visage barbu et rond du voyageur, me demandant si ce n’est pas quelqu’un que je j’ai côtoyé il y a quelques années, il me redit bonjour, et au moment où je lui réponds plus haut, il explicite aussitôt : Moi je dis bonjour !
Comme si un rideau tombait, je me retranche et me retrouve plongé dans le passé, ce temps des fautes et des menaces, des châtiments et des accusations. Toujours là, simplement atténué par le calque du présent, relégué au second plan par la politique personnelle, par les angles arrondis du progrès forcé.
Depuis l’enfance, la rencontre inopinée de personnes connues m’a parfois posé problème : impossible parfois de simplement leur dire bonjour. Cela tient à un sentiment refoulé, diraient les psychologues. Infériorité, culpabilité, agressivité, haine, jalousie, peur ou colère, allez savoir. Le fait est là. Réapparaît à l’occasion. Tellement manifeste et spontané que pratiquement irrattrapable. Il y a bien l’excuse de n’avoir pas reconnu, et si on est le premier à savoir le mensonge, on peut aussi être le seul : ça peut servir. Inversement, l’impossibilité de se reprendre aboutit à des situations stupidement bloquées ou aggravées de fait. Quelques affaires sont encore en cours.
Pour ce qui est des inconnus, la relation n’a guère été meilleure. Une sorte d’enfermement sécuritaire a été le cadre dans lequel j’ai été élevé, et quelque chose en moi ne s’y est pas opposé. Ajoutons-y l’intégration ancienne du principe selon lequel le bon élève ne parlait pas : on n’obtient rien d’intéressant. Enfant, les vraies fêtes ont souvent été des occasions où des personnes étrangères avaient été admises dans l’enceinte familiale, ou plus rares les sorties ayant permis d’en rencontrer. Plus tard, certains contacts banals avec autrui ont parfois abouti à des malentendus parce que vécus comme extraordinaires.
Maintenant, il se trouve qu’une sorte de résignation et d’abandon des enjeux imaginaires produit la plupart du temps la condition nécessaire au dialogue quotidien, en fait une sorte de distance qui permet de rencontrer l’autre sans trop souffrir. Je ne dirai pas que je suis guéri mais que j’ai (si je n’avais pas horreur de cette expression culturelle, je dirais : quelque part) tant soit peu renoncé, et que bon gré mal gré, je joue de plus en plus souvent le personnage attendu, à qui on sourit et qui répond. Je me demande pourquoi j’ai si longtemps vécu muré.
Je ne dis pas que je suis devenu extraverti, loin de là, mais disponible à l’occasion. Dans ce train, mon attitude n’était pas différente de celle de la plupart des gens et la réponse en titre m’a pris au dépourvu, enclenchant des interrogations automatiques qui m’ont malgré tout perturbé. J’ai sorti de quoi lire, puis du travail écrit, sans pouvoir toutefois réintégrer le flux du temps sans importance. Lille approchait et le cauchemar aurait été : Au revoir ! Moi je dis au revoir !
En attendant, j’ai regardé comme d’habitude par la fenêtre : le paysage est un journal. Toujours pareil, toujours renouvelé. Champs et maisons à nouveau visibles au sortir de l’hiver. Chantiers de la grande agglomération. Arrivée dans un instant...
- On se demande pourquoi ils ajoutent d’autres blocs !
- La ville n’aime pas les trous, il faut boucher tous les espaces…
- Bonne journée !
- Bonne journée à vous aussi !