Fire Walk


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Des livres que j'ai acquis, rares sont ceux dont je me suis vite débarrassé. Quelques uns m'ont déplu dès la première page, d'autres purement utilitaires avaient bien rendu service mais devenaient du coup inutiles.
Inutiles aussi tous ceux que j'ai lus pour d'autres raisons, et que j'ai conservés, les ayant aimés ou non ? Certains d'entre eux s'en iront peut-être aussi à l'occasion d'un dernier nettoyage, mais allégeance culturelle ou fétichisme, beaucoup feront comme un vieux vêtement qu'on garde sans le porter encore.
Des livres que j'ai commencés, certains gardent encore le marque-page quelconque resté glissé à l'endroit où je me suis arrêté il y a parfois des années, insuffisamment aimant, ou distrait, infidèle, par un nouvel arrivant. Tiendra-on un jour les promesses entrevues ? Ceux que j'ai fini de lire ne l'ont pas tous été de la même façon et ne sont pas tous de la même sorte.
Il y en a lus d'une seule traite et d'autres en plusieurs mois. Certains répondent à ce que je considère comme de la littérature, ce qui est par ailleurs discutable, d'autres me parlent, ou bien me répondent. Répondent provisoirement à ce que je cherche depuis toujours. Tout cela pour marquer des axes, car chaque livre se place en fait à tel ou tel point d'un espace à plusieurs dimensions, et tous les degrés, toutes les combinaisons, tous les cas de figure sont possibles. Quant à ladite recherche, ce n'est peut-être aussi que façon de parler. Quand même une vraie inquiétude.

Allé voir Quai d'Orsay pour ne pas toujours imposer à J. mes goûts cinématographiques plutôt marginaux, et ayant craint je ne sais pas pourquoi une comédie à la française difficile à supporter, ai été heureusement surpris par un objet non conventionnel nuancé. À la sortie du cinéma est arrivé dans la conversation le nom de Niels Arestrup, non de mon fait, ne le connaissant pas, et sauf exceptions m'intéressant depuis longtemps beaucoup moins aux acteurs qu'aux réalisateurs. Ai simplement convenu de sa présence réellement sympathique dans le film, mais tombant quelques jours plus tard sur Tous mes incendies n'ai pas résisté à l'envie de le lire. Je l'ai lu très vite : il me parlait et m'étonnait.
L'acteur censé y faire le point commence par écrire que sa vie ''n'est pas intéressante'', puis passe en revue des épisodes marquants assez souvent négatifs. S'il rapporte que Tania Balachova lui a dit à sa première audition qu'il était ''un acteur comme Michel Simon, Pierre Brasseur, Pierre Fresnay'' c'est pour aussitôt ajouter que ''les scènes suivantes la déçurent souvent'' et que ''[ces] comparaisons avaient été exagérées par la grâce d'un moment particulier''. S'il en a bien la vocation, ses débuts dans le métier ne le conduisent pas sans mal ni contretemps vers des succès. Sa timidité, c'est lui qui emploie le mot, l'empêche parfois d'avouer qu'il ne détient pas telle ou telle capacité requise par un rôle qu'il accepte. Des incidents et des malentendus sont à l'origine de mésententes graves. La direction d'un théâtre acceptée à la légère aboutit à une catastrophe. Et ainsi de suite. Les "moments de grâce" sont eux aussi rapportés, mais comme s'ils étaient l'exception et non le sujet du livre, projet conduit non sans réticence et à la fin réduit à ''un livre qu'on n'a pas aimé faire'' ou encore ''ce misérable déballage''.
Ce qui me parle est cette négativité même, dans la mesure où la toute dernière phrase ne remet pas en cause la direction choisie : ''[Je] n'ai jamais été, jamais voulu être, autre chose qu'un acteur.'' Son parcours et son regard me sont moins violents que la lumière éblouissante des réussites, quand bien même on peut passer sa vie à 'vouloir' sans arriver à rien.
Ce qui m'étonne, c'est que ce soit un acteur qui parle ainsi. Il me semblait avoir manqué de ce talent pour vivre, que jouer la comédie m'aurait davantage armé. Niels Arestrup laisse entendre que d'autres données et d'autres forces sont en jeu, qui nous échappent.

* Niels Arestrup1 : Tous mes incendies2Plon 2001.

1. La Décroissance N° 106, février 2014, éditorial de Bruno Clémentin : "La publicité ce n'est pas la place des comédiens, a déclaré l'acteur Niels Arestrup sur France-Info, le mercredi 8 janvier 2014. Merci!"
2. Adolescent, ai plusieurs fois brûlé tous mes dessins et gouaches.

La belle étrangère

Jardin, épisode 3.
Ce qui est intéressant dans le jardin, c'est son côté gratuit. On peut l'entretenir sans acheter beaucoup ou en n'achetant qu'un minimum d'outils durables. Pour ce qui est des plantes beaucoup se multipliant toutes seules ou facilement, on peut en donner et en recevoir sans passer par l'argent.
Au cours de ces dernières années, deux dons qu'on m'a faits, à chaque fois de plusieurs plants, m'ont montré à quel point les végétaux diffèrent et peuvent convenir ou non.
Certains ne posent aucun problème. Dans ce genre, j'avais déjà, importés de V.-É. et autrefois achetés par correspondance, des touffes de tradescantia ou éphémère de Virginie. Se plaisant à l'ombre elle n'en a pas moins résisté à la relative sécheresse d'un été récent, et elle s'installe durablement sans envahir tout en faisant honneur à son nom commun. Une petite plante rase à fleurs rouge vif qui les côtoie maintenant a sa petitesse comme unique défaut : moins visible et moins solidement enracinée, un coup d'outil peut lui être fatal. Mais une fois qu'on en a pris conscience et qu'on y fait attention sa courte floraison nous récompense. Je ne sais pas encore son nom.
D'autres qu'elle ont peut-être aussi souffert de leur petitesse. Une petite plante grasse a bien tenu jusqu'à une floraison discrète qui a donné des graines ayant ensuite levé tout autour, mais quelques jours plus tard tout avait disparu ! Une autre du même genre, mais à fleurs jaunes, a, elle, disparu puis réapparu.
Certains de ces cadeaux n'en sont pas vraiment. Une sorte de centaurée n'avait eu aucun mal à reprendre et ses fleurs genre bleuet étaient assez jolies. Ce n'est que deux ans plus tard qu'elle s'est révélée redoutable, gagnant partout, même dans l'herbe, surtout par ses racines. Depuis trois ans que j'ai commencé à l'éliminer, des rejetons surgissent encore ça et là.
Paradoxalement, je n'ai pas pu me résoudre à agir de même avec la plante en l'honneur de laquelle j'écris ce nouveau billet horticole. Pourtant c'était tout de suite qu'elle s'était fait remarquer : d'abord par ses fleurs roses puis par la taille d'un mètre ou plus qu'elle pouvait atteindre, exceptionnelle pour une herbacée ; ensuite et surtout par son aptitude à projeter ses graines dès qu'on la frôle. J'en ai eu peur : au printemps suivant, ce sont des dizaines et des dizaines de pieds qui ont repoussé. Mais s'arrachant sans problème et se décomposant facilement dans le compost. Comme j'avais trouvé belle cette plante, abondamment fleurie pendant un bon moment, attirant bourdons et abeilles, se fixant même dans peu de terre et qui plus est étonnamment résistante au vent, j'en ai gardé deux ou trois, et même un peu plus l'an dernier.
C'est alors que je me suis demandé ce que c'était. Les moteurs de recherche aidant, j'ai vite trouvé qu'il s'agissait de la balsamine de l'Himalaya. Avait-elle vraiment fait tout ce chemin ? Sans doute que oui, mais pas récemment ni en un jour. Poursuivant la recherche je découvrais plus inquiétant : plante invasive ! Une envahisseuse, autrement dit. Colonise les zones humides et fait reculer la flore locale. Cadeau empoisonné ? Ça m'a fait un choc. En ai arraché une. Puis trouvant la chose désagréable ai attendu et en ai parlé à G., qui m'a fait douter : il y a pire comme risque. Relisant les articles lus, j'ai cru comprendre que le problème concerne principalement les berges des rivières. Ici dans le jardin, depuis trois ou quatre ans qu'on me l'a donné, elle n'a posé aucun problème. Rien à voir avec le cas de la centaurée. Aucune de ses graines n'est parvenue au jardinet de la maison inhabitée voisine, que je nettoie à moitié avec l'autre voisin. Ni dans l'autre jardin adjacent au nôtre, que je vois bien par-dessus la haie. Si tant est qu'elle se manifeste encore ce printemps-ci, j'en conserverai encore ainsi jusqu'à nouvel ordre.