Le paysage

Encore une fois penser yeux mentalement roulés derrière les paupières baissées Yeux fermés encore une fois chercher les bribes de ce qui a failli venir au jour Encore une fois répondre aux supposées questions que personne ne pose Sinon rien dire Se taire terré dans les statues des jardineries Dans les pelouses rigoureusement tondues des pavillons modèles Dans les rocades cautérisées du week-end permanent Dans la mondiale agitation brownienne ressusciter la très petite vitesse du départ manqué

Un plan pour parer au pire Pour tromper l’aphasie gagnante

Tout d’abord, tout d’abord invisible sous l’insondable profondeur du ciel et comme naturellement cerné d’un horizon sonore, batteuses au loin et coqs à peine plus proches, chaleur et rosée. Plongé vivant dans l’implacable été, être au milieu voyant comme les insectes toutes les facettes du spectre végétal, être léger et lourd dans l’herbe et la terre encore humides des pleurs de la nuit, imaginer le monde comme un livre à lire, comme un moulin banal, comme à boire et manger.

Dans le ciel, l’après-midi parfois, frayeurs étranges d’une guerre finie, si finie et si proche qu’il en sera encore parlé des années durant dans l’atelier paternel, parlé jusqu’au ressassement, dis papa, dis la guerre – effacée elle était sauf donc dans le ciel bleu l’étrange silhouette d’avions invisibles, intermittence extra-terrestre aussi terrifiante qu’attirante. Dans la cour de l’école aussi, les garçons courant bras écartés miment, de quel savoir, les aéronefs armés. Ici et là la terre miséricordieuse recouvre d’elle-même les aviateurs perdus.

Première maison, premier jardin. Mouches à l’étage, eau dans la cave, cinq enfants. Déménager en fera bonheur. La deuxième est habitation et le paysage désormais extérieur. La façade nord impose le seul qui soit, unique et irréparable référence qui renverra à jamais au rang des fantaisies tous les reliefs possibles : entre le remue-ménage terrible de la mer et le mystère inaccessible des collines du sud, cette ligne droite au loin, ces champs immensément plats, support définitif ici et là gratté de signes élémentaires : saules étêtés, clochers et poteaux, watergangs et roseaux. L’idéal devait s’y écrire, s’y peindre et s’y éteindre.

Bateaux de bois massif creusés à la gouge, chariots agricoles miniatures, avions girouettes au gouvernail efficace et à l’hélice consciencieusement sculptée, les mouvements réduits des fabrications domestiques prolongent l’enfance entre l’eau du fossé, le sol de la basse-cour et le toit du hangar. Dans le même temps, aussi insensiblement qu’irrémédiablement, une vitre s’interpose et s’épaissit, un boulet et une chaîne limitent pas et gestes, pourtant tirés de cela même qui aurait dû propulser : l’alliage des rires et des musiques, des vêtements et des corps. Terreurs et malédictions barreront les routes.

C’est une sorte de prisonnier en permission perpétuelle qui voit désormais les choses, tout suspendu dans l’air comme les lots inaccessibles de la loterie foraine. Les excursions en chemin de fer et autocars font miroiter derrière le sécurit une volée de cartes postales. Londres à onze ans et son goût de grande ville. Instants de liberté matin et soir dans les rues. Les Ardennes en train spécial, grottes et lucioles jamais revues. Paris les émois, le déconcertant palais des découvertes, les audaces balayées. Paris les musées, fenêtre et parade, vertige et paralysie. Espagne et Portugal, les mâchoires se referment, tout le soleil n'est que mensonge, que décors trompeurs, les tropiques, de la géographie. Massif Central et Lourdes, le touriste pèlerin devient la proie des apparitions mais le réel le cerne. Loir-et-Cher les démons le possèdent, tout lui échappe, jusqu'aux cyclamens narquois du parc du château. Var, Alès, Queyras, Allemagne, errances à la petite semaine. La case départ le récupère. Il y perd les pédales.

La ville de l'adresse continue de se détruire. Y habiter ne représente rien. Tout au plus surgit-il parfois l'idée d'une archéologie d'urgence, plutôt désespérée. Du travail humain ne subsistent que des lambeaux, que des miettes bientôt nettoyées. Pans de mur, portes, soupiraux, façades en panne de ravalement, inscriptions périmées, les formes vivantes se raréfient. De paysage urbain, guère. Quant au flamand, s'il est aussi en passe de recouvrement ou d'effacement, un déplacement à l'est le fait quand même réapparaître ici et là de part et d'autre de l'autoroute. Ainsi ces fermes et ces maisons, aux bâtiments divers appuyés les uns contre les autres dont aucun architecte ne recréera jamais l'harmonie économique, toits inégaux entourés de haies et d'arbres, îlots sereins dans le vent de Brel. Ainsi la terre, ainsi les ciels de Bruno Dumont. Ainsi il y a une semaine en plein milieu de Gand cette maison pas bien d'équerre et ses murs blancs peints en noir en bas. La frontière comme ressource.

Cependant, un double atrabilaire referme le journal du cabotin caboteur. Volets clos et lampes mélancoliques, que le soleil s'occupe de la jeunesse du monde! Dans le local où les barreaux rendent hommage à Albertine, des dioramas fantômes mettent en scène les fétiches personnels. Les sédiments du bac anachronique sont constitués d'assez d'images pour en tirer une frise démoralisante : celles du dessus suffisent aux deux tableaux de la séance récréative et leur déchiffrement ne demande pas trop d'efforts, il faut seulement serrer les dents.

Le premier représente les vallons de l'ouest, Boulonnais et Artois plutôt flous. C'est le petit matin et un homme en fuite s'est réfugié dans les brocantes. Quand deux jeunes filles se mettent à rire en le voyant, il croit qu'elles se moquent. Mais il n'en aura aucune preuve, au contraire. L'une d'elles est brune et très belle et un garçon les accompagne. Le trio réapparaîtra de nombreuses fois dans les mêmes circonstances : ce sera à chaque fois bonjour et de francs sourires, au point que l'homme en viendra à les attendre, jusque dans les Flandres où leurs chemins les menaient parfois aussi. Mais ce n'est pour lui que le temps ne passe pas et, comme pour confirmer les seuls dires qu'il ait jamais entendus à leur sujet, à savoir qu'ils appartenaient à une famille de gitans, la jolie brune et ses deux compagnons ont fini par disparaître, du paysage.

La deuxième fiction s'y rapporte à peine : elle n'y tient que par un pont qui correspond au nom du lieu et qui franchit une jonction ferroviaire pour ensuite redescendre sous un second où passe l'autoroute, cisaillement urbain à deux pas du domicile. Sur la rampe, comme on l'appelle ici, une jeune femme, sa mère et sa fille. Elles y passent et repassent jusqu'à en faire partie pour les voyeurs automobiles mais descendre de la voiture bloquera à tout jamais la lanterne magique.

Dans les boîtes en carton, derrière la paroi transparente des théâtricules portables, les figurines attendent de même qu'on les touche pour tomber en poussière et les plans racornis découpent le vide à la Magritte. Dans le jardin ensoleillé, les insectes s'affairent comme si de rien n'était.

Jean-Noël Potte, été 2007


20 octobre prochain : Vernissage de l'exposition collective de la
Petite Renarde Rusée

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