Small Lives

Écrire que nous avons vécu serait exagéré, sauf à le mettre à la voix passive : été vécus. Et encore. Cette boîte, cette certitude d'y avoir été, et secoué à bleus et bosses, et dans le noir le plus profond. Il y a bien eu au tout début comme un matin où le soleil s'est allumé et a dit Regardez, tout est à vous, et puis ce soir ici présent où il revient se moquer du monde : Quoi? Encore vous encore là? Entre les deux la barrière à barreaux s'était dédoublée et le double décalé, fermant les objectifs. Camera obscura. Puissance moins. Et ces mots qui arrivent, des bâtons des roues.


Dans la nuit qui a régné, nos velléités de démarcation, pour ne pas dire de révolution, n'ont jamais été aussi grandes que les pressions du désir de conformité. Maison cuisine, jardin garage, moquette pelouse. Tombés dessus, sur le dos sur les pieds. Mais éviter les sujets qui fâchent. Se concentrer sur le sujet*. Photos macro, microscope et animalcules. Ça tombe bien : nous n'étions pas seuls.

À l'intérieur ou à la limite, après délogement plus ou moins réussi des mouches et acariens, il s'est trouvé qu'avec les araignées, les fourmis, les cloportes et autres poissons d'argent le modus vivendi allait de soi : on ne s'occupe pas les uns des autres. Et si l'extérieur a posé des problèmes, c'est peut-être à cause d'une idée reçue préconçue, à savoir que tout ce qui y vivait n'était là que pour mettre à l'épreuve notre maîtrise de la situation.

Pour commencer, cette surface d'herbe que nous nous sommes sentis obligés de tondre régulièrement faisait tout son possible pour ne pas ressembler aux pelouses des magazines et des dessins animés. Des pâquerettes, passe encore, mais le trèfle blanc et les boutons d'or, est-ce que c'était leur place dans les graminées civilisées? Et cette mousse insolente que même l'hiver semblait ravigoter? Une race inférieure dans l'échelle du vivant. Le sulfate de fer les a fait des taches rousses et même l'herbe coupée entassée en est restée marquée pendant des mois. Quant à l'herbicide conseillé par le voisin qui nous voyait sarcler l'allée, son étiquette était si effrayante qu'il n'a jamais été utilisé ni même jeté à la poubelle. La flemme reprenait ses droits et la pelouse s'est mise à vivre à sa façon, toutes les plantes ou presque s'y entremêlant à leur guise, dans l'espace et le temps.

Et si les pissenlits et les plantains ont été combattus, ce ne fut qu'à la main. De même cette potentille d'abord prise pour un fraisier à fleurs jaunes. Son fruit est si âcre et si grande son aptitude à se propager que nous ne pouvions pas la laisser faire. La tolérance a des limites. Pareil pour cette petite plante qui paraît-il vient d'ailleurs et projette ses graines dès qu'on la touche : nous avons même refusé de mémoriser son nom. Malgré tout, ce fut plutôt laisser-aller et complaisance, voire abandon partiel de nos prérogatives, et tout une faune s'en est avisée.

Ce fut d'abord ce chat noir borgne qui s'installait sur le muret de la terrasse et nous regardait manger. Nous qui ne faisions même pas l'aumône aux mendiants des rues, nous voilà poussés à lui laisser les restes de la table. Une chatte a suivi et un jour d'orage s'est mise à apporter un à un ses petits dans le vieux garage ouvert. Elle nous embête encore au jour d'aujourd'hui.

Ce fut un crapaud surpris dans la cave, et cet autre échappé à temps du tas de bois mort auquel nous avions mis le feu. Ces chauves-souris zigzaguant le soir au-dessus de nos têtes. Ce nid étrange de bourdons dérangés un hiver dans le compost entamé, puis un été ce machaon posé sur la lavande, jamais vu depuis l'époque des images scolaires : le début d'un engouement retrouvé pour les lépidoptères et autres insectes. La découverte que notre pelouse non conforme leur convenait en fait. Le plaisir de les compter et de les identifier : d'associer aux peintures volantes la légende poétique des noms traditionnels. Connus étaient le paon du jour, les piérides et le vulcain, nouveaux le tircis et robert-le-diable, les belles dames débarquées en escadron.

Au lieu d'être brûlé, le bois mort s'est désormais empilé au fond du jardin, à côté des déchets pourrissant que nous ne donnons pas aux camions de la ville. Cela fait un petit coin sauvage en plein milieu urbain, une vraie jungle sur notre territoire. Et voilà ce qui arrive lorsqu'on est trop bon, il y en a qui en profitent.

La porte du vieux garage investi par la chatte il y a quinze ou vingt ans ne fermait pas. Celle du nouveau reste ouverte à cause d'elle. Un jour d'été de l'an dernier, une puanteur, différente de celle parfois laissée par un félin de passage, nous a obligé à y intervenir, occasion aussi de remettre de l'ordre dans le désordre que nous finissons toujours par laisser revenir ici et là. Derrière une planche posée oblique contre un des murs, soudain un curieux frottement, puis la découverte du coupable : un individu hirsute, ou, pour être plus précis, tout couvert de piquants. Nous ne pouvions pas lui permettre d'occuper les lieux plus longtemps. Surtout que la chatte était là avant lui : il n'y avait aucune raison pour qu'un nouveau migrant vienne lui manger ses croquettes et qui plus est faire ses besoins dans les coins. Nous avons pris un ramasse-poussière (sait-on jamais quels microbes ou parasites ils transportent sur eux) et l'avons emmené au fond du jardin. Après tout il y avait cette jungle, ça devait lui suffire. Restait le problème de la porte que nous voulions laisser ouverte pour la chatte. Des barbelés n'auraient été d'aucune utilité en l'occurrence et une planche de hauteur calculée allait suffire pour faire obstacle à l'un sans l'être pour l'autre.

Quelque peu ébranlés, nous avons ouvert Wikipédia, question de s'informer, et avons appris que les membres de cette tribu avaient des mœurs nocturnes, et également des interdits alimentaires – pas question de leur donner du pain ou du lait, par exemple. Bon, il allait falloir s'adapter, mais cela n'a pas posé problème. Monsieur sortait effectivement la nuit, faisant mine d'avoir peur et s'immobilisant si nous tombions sur lui par hasard, mais sinon fort capable de monter les trois marches de la terrasse, ou de disparaître en un clin d'œil pour peu que nous lui tournions le dos. Son côté embêtant apparut plus tard : nous avons découvert qu'il passait une bonne partie de la nuit à faire les cent pas au pied du portail qui donne sur la rue. Non pas qu'il se trouvait réellement enfermé dans le jardin, car il pouvait fort bien retraverser la haie à travers laquelle il était sans doute arrivé, mais parce qu'il était buté et avait décidé de s'en aller par la rue. Lui aurait-on ouvert qu'il aurait fini en purée comme nombre de ses congénères. Oserons-nous ajouter que le plus gênant était en fait que nous avions tendance, les jours de spleen ou de cafard, à considérer son va-et-vient obstiné et vain comme un reflet de notre propre enfermement? Cette image nous déplaisait.

Un ami passé chez nous s'étant offert à lui offrir asile à la campagne, nous avons saisi l'occasion d'en finir avec l'occupant dérangeant. Ayant observé que c'était dès la nuit tombée qu'il se montrait ces temps-ci, et non aux petites heures de nos réveils intempestifs, nous avons décidé d'opérer sans attendre, et même en un sens pris les devants : le lundi 21 septembre au soir**. Présent comme prévu, il n'opposa pas de résistance et le ramasse-poussière fit de nouveau son office, mais ce fut cette fois-ci au fond d'un carton que se retrouva l'animal. Tout le monde ne sachant pas qu'il n'avait pas peur du noir, et ne souhaitant pas être accusés de cruauté par une quelconque association, nous lui avons aussi versé quelque peu des croquettes de la chatte avant de l'embarquer dans la voiture.

Chemin faisant, nous nous demandions quand même si ce voyage incongru n'allait pas le perturber. Après quelques minutes, ayant machinalement allumé la radio, réglée comme d'habitude sur une station flamande, nous l'avons même éteinte par précaution : il ne devait pas en avoir l'habitude et il fallait lui éviter tout stress inutile. Nous l'avons alors entendu bouger dans son habitacle ondulé, mais nous nous sommes rendu compte à l'arrivée que nos craintes n'étaient pas fondées. Aucunement sujet au mal des transports il avait mangé toutes les croquettes.

À l'arrivée, le carton une fois ouvert et couché sur le sol, le voyageur en est tranquillement sorti, et, dédaignant le tas de feuilles mortes que notre ami lui avait préparé, s'est enfoncé dans l'obscurité hospitalière de ce nouveau jardin, bien plus grand que le nôtre.

En ce qui nous concerne, cette délocalisation apparemment réussie ne nous a pas pour autant donné l'envie de détruire la jungle. Qui sait si le tas de branchages et autres détritus ne pourra pas resservir à un autre étranger? Lorsqu'il arrive encore à l'insomniaque épisodique de sortir prendre l'air la nuit, il trouve plutôt funèbre le portail fermé désormais abandonné, et d'autant plus que le passeur posté n'a toujours pas franchi le pas.


* Texte écrit à l'occasion de l'exposition de la Petite Renarde Rusée Les petites choses, les petits riens de la vie.
Thème retourné ici en : les petites vies du rien
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** Les opérations de démantèlement de la «jungle»[...], voulues par le ministre de l'Immigration Eric Besson, se sont déroulées mardi tôt dans la matinée. Des cars de CRS ont encerclé le camp peu avant 7h30. [...] Les migrants n'ont opposé aucune résistance aux policiers qui avançaient pour les interpeller.
Flore Galaud (lefigaro.fr) avec agences, le

23/09/2009

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