En ce moment précis (Dino Buzatti)

Union Générale d'Éditions, collection '10/18', série 'Domaine étranger'
Dépôt légal : octobre 1983

J'avais inscrit Dino Buzatti dans mes Phares et balises. Pour Le Désert des Tartares bien sûr. Pour Le K, recueil lu des années plus tard. J'ai récemment eu l'occasion d'acheter En ce moment précis. Dès le début j'ai senti que mon intérêt n'avait pas changé, que ce n'était pas un de ces livres que je désire avoir et lire que j'abandonne en plein milieu pour un autre, mais le vrai compagnon du soir, des attentes obligées et des temps difficiles. J'étais à la fois heureux et perplexe. Et en fait, si j'ai, depuis la publication de cette liste, trouvé quelques noms que j'y ajouterai un jour, je n'ai pas encore jamais eu envie d'en supprimer.

Curieux que le lien qui m'attache à des œuvres soit si sûr, si peu changeant, sinon dans une perception tant soit peu élargie, en ce sens que des écrivains, le plus souvent disparus, m'apparaissent maintenant comme des personnes, et que je ressens comme une envie de les connaître, plus qu'autrefois où les textes seuls imposaient leur évidence, leur propre existence d'objets. Cela reste, mais l'auteur m'intrigue et m'attire, en même temps que je cherche à comprendre comment et pourquoi, et que je tente d'établir des correspondances avec mes autres fréquentations littéraires. Non pas que je prenne arbitrairement des distances pour observer, mais parce que le texte lui-même est ainsi conçu qu'il induit une lecture heureusement inquiète.

Je me suis cette fois-ci aussi posé la question de la poule et de l'œuf. En l'occurrence au sujet de cette correspondance entre un écrivain et son lecteur : Dino Buzatti répondait-il au départ à des composantes personnelles, à des préoccupations qui m'habitaient d'avance, ou bien a-t-il, par le biais de l'art, insinué en moi une certaine vision du monde et contribué à former mes choix ou mes penchants, tant en pensée qu'en expression? Probablement une fausse question. Toujours est-il qu'après avoir publié l'image du livre, sa lecture me donnait envie de tout citer ou presque… Cependant, j'ai continué à lire, et comme j'ai dit plus haut, lisant et cherchant.

Si le temps est le thème récurrent des textes courts – d'une demi-page à quelques pages- de En ce moment précis, ce n'est pas étonnant s'agissant de l'auteur du Désert des Tartares, ni très original : il est clair que l'écrivain considère que sa vie va finir, et qu'il vieillit. Si ce n'est peut-être une façon de s'adresser aux jeunes où la colère et l'envie se dissimulent moins qu'il n'est ordinairement admis. Sinon il ne s'agit à première vue que de l'expression d'un éventail de sentiments qui vont de la nostalgie au désespoir et qu'on peut imaginer provoqués par la solitude, la condition humaine ou une disposition psychologique particulière. Cela étant, et même si j'en suis d'abord ému ou séduit, c'est autre chose qui me fait aimer.

Cela vient d'abord de la forme courte, qui permet de jeter et de reprendre les données existentielles pour à chaque fois en tirer une solution aléatoire, sachant que dans l'univers fantastique - qui n'est sans doute rien d'autre que celui de la pensée – les processus temporels peuvent être accélérés ou ralentis, inversés ou répétés. Le moment précis serait celui de la conscience imaginant, c'est-à-dire faisant image, faisant fiction : façonnant. Cette façon de reprendre trouble et brouille discours et interprétations et témoigne avant tout d'une énergie présente jusqu'à la fin à l'œuvre. De même à l'intérieur de chaque texte, le point de vue ou l'hypothèse qui fait un sort aux conceptions courantes est aussi l'occasion de motifs que je suppose, ne connaissant pas l'italien, assez forts pour avoir traversé la traduction : progressions, répétitions, retournements et autres suspens (pas suspense!). Le récit de Dino Buzatti est une musique qui nous atteint en deçà, au-delà ou en surcroît de la compréhension.

L'image qui m'est venue pour caractériser cette forme est celle de ces petits dessins animés qu'on ne voit jamais ailleurs que dans des manifestations ou émissions dédiées au format court, où les auteurs arrivent à nous toucher profondément en un temps réduit et réussissent parfois à établir des ponts entre le trivial et le philosophique avec des moyens simples. Pour ne pas parler de poésie et sans compter que l'humour qui se découvre ici et là est sans doute caché ailleurs : noir comme il se doit. Mais le format apparaît bien ici comme une dimension essentielle de la production littéraire.

Je n'ai pas fini le livre – pas fini d'être étonné.

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