Les dernières extrémités

Allez raconte, fais un effort! Tu cours après la saison finie alors que ce jour-là les choses sont on ne peut pas plus simples : tout d'un coup en pleine vie ce petit décalage, ce survol soudain de l'instant présent, cette assurance hautaine et suffisante de l'auteur à succès. Tu viens juste de tenir un nouvel épisode de ton roman intime. Tu as toi-même joué la scène et le titre du film est un néon à toute épreuve. Il n'y a plus qu'à écrire l'histoire.
Mais c'est là que le temps se gâte. Là que le temps reprend son cours, reprend l'esclave trop rêveur, rembarque roulottes et baraques. Que reste-t-il de l'événement à recopier, du chapitre déjà écrit, du poème de l'instant présent? Le passé immédiat ratatiné derrière il ne te reste qu'à falsifier ta monnaie de singe, qu'à décréter d'actualité les mots jetés sur le cahier du soir, qu'à fabriquer en connaissance de cause ce faux en écriture. Dépêche-toi l'hiver arrive, on veut dire le mental : perturbations sur l'autoroute nerveuse et épuisement des âmes, quand toi tu traînes devant l'horizon rapproché, regardant retardant le moment de dire comme si vraiment tu jouissais des préambules. Comme si tu avais la flemme ou la peur, de figurer.
Le problème n'est pas de trouver ses mots, mais de trouver lesquels changer. Pour commencer jour de défaite ce jour-là. Une nouvelle du front a bouleversé le monde du planton de réserve. Planètes et étoiles ne sont plus celles qu'il croit, voici qu'il doit refaire la cartographie du ciel, avec plutôt envie de se laisser tomber de se laisser aller aux attractions terrestres, de couper le contact du réacteur individuel. Justement heureusement requis réquisitionné au titre de taxi, voilà le quidam passé au pays voisin, lieu incertain et sûr, tout à la fois familier et inattendu. Les corvées finies il sort faire trois courses à la supérette de proximité, symptomatiquement ainsi : pareille et différente. Ce qu'il lui faut pour continuer.
Deux jeunes femmes officient aux caisses, dont l'une d'elles déjà vue au voyage précédent, qui lui fait signe de passer chez elle. Il paie comme toujours en argent dit liquide, regarnissant régulièrement portefeuille et porte-monnaie. Ce dernier intéresse : Je vois que vous en avez, si vous pouviez me payer avec vos petites pièces rouges, ça m'arrangerait bien. La transaction achevée il constate qu'il lui en reste encore et il les lui propose en échange d'une jaune. Cela fait visiblement grand plaisir, comme une faveur accordée, c'est gentil à vous.
C'est au moment suivant que le magasin autour passe au second plan : les clients qui attendent décolorés par l'interposition d'un papier calque, le temps anesthésié comme le temps de changer les piles ou d'opérer à mots couverts, la bande-son en panne. Dans le train en suspens se produit en effet un échange imprévu : le touriste précédemment dépité maintenant détenteur d'un trésor inappréciable offert dans sa paume ouverte, les doigts de la caissière trop longuement perçus y font comme de l'eau fraîche, comme cadeau contre cadeau.
Quand le film redémarre, le malade imaginaire encore abasourdi passe en revue les diagnostics possibles. Interprète-t-il à son idée des convenances étrangères infinitésimalement différentes, un contact inexistant ici et normal là? A-t-il été lui-même anormalement sensible à une présence de l'autre? A-t-il passé un court instant dans ce qui serait la commune expérience qui lui échappe depuis toujours? A-t-il halluciné tout seul rêvé éveillé dormi debout? Attache-t-il trop d'importance à des choses sans valeur, du genre nuage ou arc-en-ciel, buée et givre, accessoires accessoires?
Il reste des phrases inutilisées. Pardonnez-leur. Elles se rendent pas compte. Je n'est qu'un chien.

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