Marcel Béalu : L'aventure impersonnelle...

LA GALOPADE DES OMBRES

Où sommes-nous? Au Petit Capharnaüm lit-on sur le linteau. De loin en loin, courte clarté sur la nuque, un œil lumineux pend du plafond. Au commandement craché par un haut-parleur invisible: En avant, stop! en avant, stop! la foule nue se presse, anonyme troupeau où nul ne saurait reconnaître un visage. Prends place dans ses rangs, moribond prêt à céder pour n'importe quel prix ton mauvais quart d'heure. La marée humaine remplit les galeries en une galopade effrénée d'ombres claires. Depuis longtemps elle se serait dissoute aux tournants si ne l'augmentait de nouvelles unités surgies de mystérieux couloirs. Au long des des murs de faïence, tragique est la solitude de ces hâves silhouettes avant que s'ouvre pour les engloutir la cohorte informe condamnée au commun diktat: En avant, stop! en avant, stop! Chairs sèches claquant avec des détonations de linge mouillé, sauterelles empêtrées de miel qu'un ultime ressort fait bondir - vite, toujours plus vite - tels en la grouillante pauvreté du limon vous voici, flammes blondes, corps élus! Ivoires meurtris ombrés de poils, trois fois éclaboussés de nuit. Les petits cerveaux moteurs fonctionnent toujours au sommet, tournoyantes toupies que maintient en mouvement le fouet glacial de la peur. Montez! Descendez! Au trot! Au galop! En avant, stop! en avant, stop! Troupe honteuse soudain disparue comme aspirée, resurgissant pour s'entasser dans les wagons ferraillant d'un chemin de fer de cauchemar, en ressortir de plus en plus affolée, osciller un instant, s'élancer, puis brusquement freinée s'élever immobile comme au creux d'une paume gigantesque qui la lancera vers de nouveaux couloirs, de nouveaux escaliers. Vite, toujours plus vite. au commandement mécanique une lueur apparaît dans le regard de ces damnés, reflet sans doute de l'infime chaleur qui réside encore dans leur cervelle avec la conscience du temps et du lieu. Mais rapidement retombe cette clarté dernière. Un sang de plus en plus épais frappe à l'intérieur des poitrines, halètement qui se confond à la multiple succion des pieds nus sur la pierre, en un chuintement pareil à un souffle de bête. Ce lèchement comme sourdant du sol monte, s'éloigne, revient, rauque et impératif, enflant jusqu'à s'identifier au murmure automatique jailli des parois de la nuit : En avant, stop! en avant, stop! Je ne me demande plus si persiste hors de moi, loin de ce tourbillon qui m'emporte, résidu terrestre, clameur d'espoir, la prescience de quelque chose qui ressemblerait à ce qu'hier encore j'appelais indépendance. Empilé avec les autres dans le plateau de la balance, j'attends l'heure de la justice sans toge et sans lorgnon, la justice à face de béton. Fidibus, qui êtes-vous? Vous n'êtes pas Fidibus, vous n'êtes pas représentant! Qui êtes-vous? Dans cette nuit grouillant de corps violacés, noircis, dans cette mêlée de nègres nus sur laquelle souffle le vent, inutile de te draper de blanc pour jouer à l'existence, de simuler l'important dans les plis d'un linceul. Tu n'es pas plus que ceux dont la peau noire se confond aux ténèbres. Un à un seront balayés ces lambeaux auxquels s'agrippent encore avec dignité des membres invisibles.

(tiré, pages 73 à 75, du premier texte du recueil, daté 1945-1949)








Marcel Béalu :
L'AVENTURE IMPERSONNELLE
et autres contes fantastiques

Bibliothèque Marabout Géant
66/N° 38

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