Le fantôme ébéniste...

...travaille les nuits.
Combien encore?
(Passez devant/
Roll over!)

Photographier ou dessiner comporte une part de prédation. Quelque chose qui ressemble à la chasse amoureuse : d’abord l’envie et l'attirance, le regard et l’approche, puis les démarches, les calculs et les tentatives, le lasso le lacet, la chambre noire la maîtrise du trait. En toute mauvaise foi nier, le temps d’une illusion, l’altérité aussi soudainement tentante qu’à jamais irréductible.

Est-ce alors étonnant si les prises plus ou moins glorieuses, si les trophées apparemment réels, les croquis réussis, les peintures lourdes de sous-entendus, si l’art s’ensuit d’un effondrement ? Voici d’un coup inconsidéré que le bel objet n’est plus, que le banal réaffirme ses droits.

Pour ne rien dire de la fille lumineuse un jour retrouvée grise, ni du ciel changé rien que le temps d’aller chercher de quoi en prendre un petit bout : s’en tenir au construit, à ces façades et à ces briques qui arrêtent le passant soucieux enfin devenues indépendantes, à ces bâtisses muettes qui lui font ici et là de l’œil, aidées ou non du temps qu’il fait.

Plus d’une fois constaté : que la fabrique à chicorée saisie au petit kodak un jour de beau soleil puis représentée à grand renfort de lenteur à la peinture à l’huile a ensuite en réalité perdu tout son charme ; que le garage au toit en tuile à quatre pans et à la double porte en bois flanquée de petites fenêtres à barreaux a soudainement disparu, remplacé par une construction insignifiante – que l’acrylique rapide cette fois choisie pour en fixer l’image n’y a rien changé ; qu’on est allé soi-disant ravaler, mais en fait ripoliner, voir estropier de façon dégoûtante, elle aussi rue de V., la grande maison tranquille et surannée qui semblait même encore vivante et dont avaient été réalisées deux modestes représentations de tailles différentes.

La minable vitrine de l’ébéniste disparu, boutique définitivement fermée suite à qui sait quels déboires, quel ennui de santé, quel âge atteint ou non, avait jusqu’ici été miraculeusement conservée : laissée au temps qui passe, à la pluie et au soleil. Même un semblant de tag resté sans suite, pas facile le grillage, s’est trouvé pris dans la patine de l’œuvre. Car c’en est une, et de vrai art contemporain, dans une ville où comme ailleurs la chasse est ouverte, tant au vieux décrépi, qu’au vivant trop vivant - herbicide à trottoirs et parterres sans papillons, et engluées dans le revêtement rouge urbain les pierres des seuils des maisons ouvrières démolies dont elles étaient peut-être la seule richesse…

Mais il vient comme un doute à l’amateur plus d’une fois trompé : et si c’était son désir à lui, son désir de saisir qui portait malheur ? Cela faisait longtemps qu’un système de stationnement tout récemment retourné à un état ancien lui interdisait la prise de vue qu’il vient de faire. Le pire à craindre, encore une fois. Mais dit-il tout?

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