Parade dominicale

(Morceau en tu) Quatre heures ou cinq, semaine ou dimanche tu te lèves comme tu en as pris l’habitude à courir les braderies et brocantes. Des années durant tu y as acheté des livres d’occasion et voyant que tu pouvais en revendre dans les salons et autres bourses aux collections tu as rêvé tout haut que tu allais t’installer bouquiniste pour fuir le métier qui t’était tombé dessus comme un boulet quand tu étais adolescent. Même pas eu le courage : peut-être - mais au fur et à mesure que tu avançais tu te rendais compte que ton stock ne t’aurait pas permis de vivre, et d’autant moins que tu avais souvent acheté par plaisir sans prendre en compte le marché réel. Ce que tu y as gagné est d’un autre ordre. Toi qui ne bougeais guère, tu t’es mis à sortir, à parler un peu et à rencontrer des gens, à vivre un peu leur vie. Le plaisir d’avoir fait cent kilomètres et de s’entendre interpeller par ceux qu’on connaît. Le plaisir d’en voir qu’on ne connaît pas et de comprendre rien qu’à les voir ce qu’ils sont en train de faire. L’excitation du départ, de l’installation, la chasse aux trésors, les découvertes, les déceptions. La marche au petit matin. Une vie parallèle. Lundi dernier lundi de Pâques, tu y es encore allé, l’addiction encore mais si peu, le plaisir au contraire de goûter du dehors. Le jour n’est pas levé que les rues s’animent déjà et cette animation n’a rien à voir avec la circulation habituelle. Elles se remplissent peu à peu mais inexorablement d’une foule étonnamment décidée. Tout le monde trouve à se caser. La police n’intervient que pour faire respecter le passage des pompiers. Les évangélistes exposent la bonne parole dans l’indifférence générale, y compris celle de la population que tu supposes musulmane. Il y a des villes où tu n’étais souvent allé qu’à ces occasions-là et lorsqu’il t’est arrivé d’y retourner en temps normal tu ne les reconnaissais pas, soit moins vivantes, soit trop bruyantes et arrogantes. Mais pour diverses raisons, la fatigue, la raréfaction des objets qui avaient un sens pour toi, et malgré tout une sorte de manque qui t’accompagnait, tu as quand même décroché. Quand tu te réveilles à quatre heures du matin et que tu n’as plus envie de dormir, tu considères un vide, un vide que tu avais sans doute ainsi bouché. Ce matin c’était clair : après le black-out des derniers jours, tu allais trouver ou retrouver une image à poster puis récrire un message. Mais tu savais la réalité. Chez toi, le plein. Du pain sur la planche. Tous ces livres et vieux papiers, toutes ces choses promises par toi à un bel avenir, les voilà pour l’instant rassemblées quasiment en vrac, les noyaux d’ordre éphémères enfouis sous plusieurs couches de sédiments. Livres à lire, livres à revendre, collections, matériaux réservés aux assemblages problématiquement futurs, tout s’emmêle et rejoint dans le même magma tes productions personnelles épisodiques, gravures au rebut et écrits en panne. Comment y retrouver quelque chose ? Tu as passé un bon moment dans ton local. La participation aux portes ouvertes d’octobre dernier t’avait permis un premier défrichage mais tu n’as fait que repousser le tas derrière tes cimaises de kraft. C’est vrai que tu n’as toujours rien fait d’autre que de t’abandonner au désordre pour une fois au bout du vertige te reprendre tant bien que mal. La peur : jusqu’où la tenter ? Tu as rouvert les boîtes de photos prises par toi depuis plus de vingt ans et les fantômes de ta vie t’ont sauté à la figure. Il est peut-être temps d’agir, de trier, d’ordonner, de cadrer ce qui peut l’être. Que tu te dis. Tu avais trouvé un titre qui jouait sur le mot "chine", tu avais théorisé la nouvelle livraison : ni journal intime, ni vraiment écriture, simplement une interface à l’oeuvre entre passé et aujourd’hui comme entre les pièces de ton semblant pulvérisé. Abandonné le titre, tu racontes ta vie et mouds le vent à grand renfort de phrases trop longues. Tu devrais effacer mais tu ajoutes coincé : ce qui se montre et s’écrit ici, ce qui arrive ici n’est jamais qu’écran. Tu pries assis pour qu’y advienne le théâtre d’ombres de l’enfance perdue.

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